On est formés à sauver, pas à accompagner la mort

En médecine, on apprend à diagnostiquer, traiter, guérir. Mais accompagner la mort ? C’est un impensé. Les soignants se retrouvent confrontés à la fin de vie sans formation spécifique, sans espace de parole, souvent seuls face à des situations émotionnellement complexes. Résultat : une charge psychique lourde, des non-dits avec les familles, et des soins palliatifs sollicités trop tard.

Cet article s’appuie sur le témoignage de Lucien Lahmi, cancérologue et radiothérapeute de 34 ans, qui partage son expérience au micro du podcast Happy End. Il éclaire les dilemmes du quotidien : comment annoncer ? Où placer la juste distance ? Quand orienter vers les soins palliatifs ? Et surtout : comment remettre l’humain au centre, sans se perdre soi-même.

Écoutez le podcast : La mort est considérée comme un échec en médecine

La mort, un échec en médecine

Une formation axée sur le vivant

Les études de médecine consacrent moins de 3 heures à la mort. On y apprend la définition médicale du décès, les critères de mort cérébrale, mais rien sur l’accompagnement humain. La mort reste perçue comme un échec thérapeutique, un sujet à évacuer rapidement.

Concrètement, cela se traduit par :

  • Des corps qui disparaissent des chambres sans temps de pause pour les équipes.
  • Aucun débrief collectif après un décès.
  • Une nouvelle admission dans la chambre quelques heures après.

« Il n’y a pas de sas », résume Lucien. « Pas de blanc pour dire : ici était Monsieur ou Madame Untel. On souffle, on prend un instant, puis on reprend. »

Première confrontation : le constat de décès

Pour beaucoup de jeunes internes, le premier contact avec la mort se fait lors d’une garde aux urgences. On les appelle pour constater le décès d’un patient qu’ils n’ont jamais rencontré. Seul, dans le silence d’une chambre, face à un corps encore entouré des traces de la vie (téléphone en charge, paquet de gâteaux entamé), ils doivent jouer leur rôle. Puis ressortir comme si rien ne s’était passé.
« Très peu de mes amis non-soignants ont été confrontés à un corps de cette manière. Nous, c’est le quotidien de notre formation. »

La juste distance : entre empathie et protection

Peut-on consoler sans se perdre ?

« Guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours. » Mais où placer le curseur ? Lucien Lahmi raconte le cas d’un patient atteint de mésothéliome, suivi de près, qui lui demande une étreinte avant d’entrer en phase palliative. Il refuse, par souci de « juste distance ». Le patient décède quelques jours plus tard.

« Ce refus m’a beaucoup pesé. Qu’est-ce qui m’empêchait de passer d’une relation médecin-patient à une relation humain-humain ? Peut-être le rôle, la blouse, la déontologie. Aujourd’hui, je ne sais toujours pas ce que je ferais. »

Émotion = fragilité ?

Dans un système sous tension, exprimer ses émotions est souvent perçu comme une faiblesse. On attend des soignants qu’ils soient solides, présents, fidèles au poste. Pleurer ou craquer, c’est risquer d’être écarté.

Pourtant, l’émotion n’est pas l’ennemi du soin. Elle devient problématique quand elle submerge, quand elle empêche la décision. Lucien évoque un oncologue aimé de tous, présent jour et nuit, qui un matin a annulé tous ses patients et n’est jamais revenu.
« Il faut tenir la ligne de crête. Rester ému sans se blinder, mais sans exploser en vol. »

À retenir :

  • La juste distance se co-construit avec le patient.
  • L’empathie ne remplace pas la compétence technique, mais elle la complète.
  • Autoriser l’émotion ne signifie pas perdre sa solidité.

Annoncer : le poids des mots

Apprendre par l’erreur. Ne jamais donner de durée

Les pronostics de survie sont des statistiques. Annoncer « il vous reste 3 mois » peut figer un patient dans une temporalité qui ne sera pas forcément la sienne.

Lucien préfère dire : « On ne sait pas à quel traitement vous répondrez. On essaie celui-ci parce qu’il a le plus de preuves. Si les effets secondaires dépassent les bénéfices, on en discutera ensemble. »
Cette approche préserve l’espoir tout en restant honnête.

Soins palliatifs : trop tard, trop souvent

L’image du « c’est fini »

Les soins palliatifs souffrent d’une mauvaise réputation. Beaucoup les associent à la mort imminente, à un aveu d’échec. Résultat : les équipes de soins palliatifs sont sollicitées tardivement, parfois quelques jours avant le décès.

Pourtant, des études montrent que les patients en soins palliatifs précoces vivent parfois plus longtemps que ceux sous traitements actifs agressifs. Les soins palliatifs, ce n’est pas arrêter de soigner. C’est soigner autrement : confort, soutien psychologique, anticipation des besoins.

Ouvrir le dialogue plus tôt

L’advance care planning (planification anticipée des soins) permet d’aborder ces questions en amont, sans urgence, dans un cadre sécurisant. Cela laisse au patient et à sa famille le temps de cheminer, de verbaliser leurs souhaits.

« On a besoin de temps. Ces discussions ne peuvent pas se faire dans la précipitation, entre deux traitements. »

La charge émotionnelle des soignants

Des décès sans espace de parole

Thibaut Damy, cardiologue, a parcouru la France pour sensibiliser à l’impact de la mort sur les soignants. Son constat : la mort est un impensé à l’hôpital. Pas d’étude sur le circuit des défunts, pas de temps comptabilisé pour l’accompagnement post-décès, pas de supervision collective.

Les espaces de parole animés par un psychologue existent dans les hôpitaux, mais restent rares. Lucien se souvient de son premier semestre : « Ces moments étaient précieux. Même le chef de service se laissait aller. On sortait tous soulagés. »

Écriture et rituel personnel

Pour Lucien, l’écriture est un exutoire. Rentrer chez lui, poser les mots sur le papier, décrypter ce qui s’est joué. « C’est comme déplacer la caméra au-dessus de moi, analyser la scène entre le médecin et le patient. »

Chaque soignant doit trouver son rituel : écriture, sport, supervision, art. Sans soupape, le risque de burnout explose.

Les familles : entre soutien et obstacle

Le secret médical avant tout

Le patient est maître de l’information. C’est lui qui décide ce qu’il partage avec sa famille. Lucien évoque une patiente qui cache sa récidive métastatique à ses enfants, ne veut pas être « contaminée par la pitié ».

« Je lui ai demandé : vos enfants, qui ont autour de 20 ans, ne voudront-ils pas vous accompagner ? Vous priver de ce lien, c’est les priver aussi d’un temps précieux. »

La traduction approximative

Autre difficulté : les patients qui parlent mal le français, accompagnés de leurs enfants qui « traduisent ». Lucien a déjà constaté que certaines familles filtraient les informations. « On finit par faire venir un traducteur officiel. C’est un conflit éthique, mais notre devoir est d’informer le patient directement. »

À retenir :

  • Respecter le choix du patient avant tout.
  • Ouvrir la porte sans forcer : « Avez-vous pensé à en parler avec… ? »
  • Identifier les situations où la famille fait écran.

Directives anticipées : un tabou français

Seulement 11 % des plus de 65 ans ont rédigé leurs directives anticipées. Pourquoi ? Parce que cela nous confronte à notre propre finitude. Lucien lui-même ne les a pas rédigées.

« Le jour où je le fais, ça me projette dans des choses désagréables. Et puis, je sais que ma pensée évolue vite. Dans un mois, j’aurai peut-être changé d’avis. »

Pourtant, les directives permettent de clarifier ses souhaits, de soulager les proches en cas de décision difficile. La gamification (escape games, ateliers ludiques) commence à émerger pour dédramatiser le sujet.

Pour aller plus loin : Découvrez notre article Directives anticipées en EHPAD : comment engager la conversation ?

Redonner du sens : le rôle des nouveaux métiers

Face à ces impensés, de nouvelles professions émergent :

  • Référents de l’accompagnement de fin de vie : des indépendants spécialisés qui accompagnent les personnes en fin de vie, leurs proches et les équipes.
  • Biographes hospitaliers : qui recueillent l’histoire de vie du patient en fin de vie.

Ces professionnels comblent un vide : réapprivoiser l’intimité de la mort, tenir la main sans être soignant au sens médical.

« On a perdu le mode d’emploi de la mort dans l’intimité. On délègue à l’hôpital. Ces métiers nous aident à redevenir acteurs. »

En savoir plus : Référent de l’accompagnement de la fin de vie et du deuil

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