Depuis le 30 mars, le Pr Thibaud Damy traverse la France à pied pour briser un tabou : celui de la mort dans les hôpitaux. À Bordeaux, il a livré un témoignage bouleversant sur l’impact de cette mort sur les soignants.
Pourquoi ce Tour de France ?
Parce que le système de santé fait comme si la mort n’existait pas alors que c’est un sujet majeur. Moi-même, je suis cardiologue. Je suis confronté au décès de mes patients très souvent. J’en ai perdu 750 en 15 ans ! Longtemps, je ne me suis pas écouté. J’ai fini par faire un burn out et un traumatisme vicariant. Il s’est développé au fil des années : en prenant soin de mes patients, je me suis oublié, je n’ai rien vu venir, pris dans une suractivité visant à les « sauver »
La vie a voulu que mon épouse, psychiatre, ne me laisse pas sombrer, comme malheureusement beaucoup d’autres soignants. J’ai pu être pris en charge en psychothérapie et en EMDR, et j’ai découvert l’ampleur des dégâts. C’était mes morts accumulés. L’odeur, la lumière, la voix des patients… tout me revenait en séance d’EMDR. J’ai compris que j’avais un cimetière en moi.
Ce que vous avez vécu, d’autres le vivent aussi ?
Évidemment. Partout où je passe, les soignants disent la même chose : « On nous a appris à laisser nos émotions au vestiaire. », « Mon premier mort, on n’en a pas parlé. Pas un mot. »
On nous apprend à être forts, braves. Au cours des études de médecine, seules deux heures sont consacrées au sujet de la mort ! La question des émotions liée au décès des patients n’est jamais abordée. Il n’y a trop peu d’espace dans les services pour déposer tout ça. Et pourtant, un soignant ne peut accompagner la mort que s’il accepte ses émotions. Le manque de dialogue autour de ce sujet a des conséquences majeures : les soignants se fatiguent, se blindent, ils n’osent pas aborder le sujet de la fin de vie avec les patients qui ne peuvent donc pas la préparer. Cela créé parfois beaucoup de colère chez les proches et des deuils traumatiques dans les familles.
Vous rencontrez les équipes dans chaque ville. Comment ça se passe ?
On prépare chaque étape en amont avec des soignants, des psys, des structures locales. Dans les services, je témoigne pendant une heure. On parle de ce que chacun a vécu. Le soir, je reprends la parole. C’est toujours différent, mais toujours la même douleur partagée. Je dis souvent : « On ne peut pas transformer un soignant en robot. » Et pourtant, le déni émotionnel est devenu une norme de fonctionnement. Il y a urgence à retrouver du sens, à se réparer.
Le système hospitalier est-il en capacité de changer ?
Il faudra du courage. Déjà en 2009, le rapport IGAS disait que la mort n’est pas une mission reconnue de l’hôpital, alors que 60 % des Français y meurent. Elle n’est pas étudiée. On ne sait pas dans quel service les patients meurent le plus, et on n’étudie pas l’impact que cela a sur les professionnels qui les vivent au quotidien. Résultat ? La toilette mortuaire n’est pas comptabilisée comme un acte. Le temps d’annonce n’est pas coté. Et on finit par considérer le soin de la fin de vie comme un acte futile. Je suis persuadé qu’on peut faire autrement.
On a besoin d’un DU “accompagner la mort”, de fournir aux soignants des outils cognitifs et pratiques pour gérer des situations délicates, de former des ambassadeurs, de partager des expériences vécues. Dans mon service, nous avons une psychologue à temps plein à laquelle le personnel peut faire appel. Tous les deux mois, nous organisons deux heures de réunion pour débriefer. Nous proposons aussi aux équipes des soins du corps et une Neztoile intervient régulièrement. Elle fait autant de bien aux patients, qu’aux proches et à leur famille.
Justement, vous portez un projet de Diplôme Universitaire. Que prévoit-il ?
Ce diplôme inter-universitaire Rennes / Créteil, que nous espérons ouvrir en 2026, proposera une formation pluridisciplinaire, ouverte aux soignants médicaux, paramédicaux, administratifs… L’objectif : former des professionnels capables d’accompagner les équipes, de structurer une prise en charge de la fin de vie dans les établissements. On veut créer une culture commune. Parce que la mort n’est pas un sujet annexe. C’est un sujet de soin, de management, de santé publique.
Qu’attendez-vous de ce Tour ?
Que les choses sortent. Que les directions entendent. Que les soignants ne soient plus seuls. Et surtout : que l’on reconnaisse que prendre soin d’un mourant, d’une famille, d’une équipe… c’est aussi du soin.
Prochaine étape : Toulouse le 12 mai, Journée mondiale des infirmier·es. À suivre sur : Les survivants